Je n’ai pas de nom. Je suis un chien ni grand, ni petit, avec de longs poils gris et des oreilles tombantes. En devenant plus vieux, je commence à avoir aussi des poils blancs.
J’étais le chien d’une famille de paysan dans le Berry, les Bouard. Chaque matin, je conduisis les vaches. Je leurs faisais traverser la route quand il n’y avait pas de voitures. Puis, je les gardais pour qu’elles ne partent pas. Quand il faisait chaud, j’avais très soif. Mais je devais attendre jusqu’au soir pour pouvoir enfin boire. A mon retour, mes maîtres me donnaient quelques déchets de viandes ou de légumes et un peu d’eau. Enfin, ils ne me battaient pas, c’est déjà ça ! Il y a d’autres chiens qui travaillent bien et qui sont battus. Ce sont des choses qui arrivent.
La nuit, je ne dormais pas souvent dans ma niche. Il y faisait très froid. Il y avait plein de trous qui laissaient entrer la pluie et le vent. J’allais dormir avec les vaches. Je ne dormais pas beaucoup parce que je gardais la maison contre les voleurs et les renards.
Une nuit, au printemps, j’entends un grand bruit qui vient du poulailler. Je cours. Et j’aperçois un renard en train d’attaquer les poules. C’était un renard qui n’avait rien trouvé dans la forêt pour nourrir ses petits. Moi, je devais défendre les poules, alors j’attaque le renard. Nous nous sommes battus longtemps. Finalement, il est parti. Je suis resté blessé près du poulailler. Pendant tout le reste de la nuit, j’ai eu très mal.
Le lendemain, mes maîtres m’ont trouvé. J’espérais qu’ils allaient me soigner et me remercier pour mon courage. Eh bien, non ! Ils ont dit simplement : « Ce chien n’est plus bon à rien ».
Mon maître m’a ramassé comme un sac de pommes de terre et m’a jeté dans sa camionnette. Après ses courses, au retour, il s’est arrêté dans la forêt. Il m’a dit : « Allez ! Descends ! »
J’ai réussi à descendre tout seul et il est reparti en me laissant là.
J’ai pu me cacher sous un arbre. Je n’avais plus qu’à mourir. Je pensais que les chiens se donnent trop de mal pour servir les hommes qui n’en valent pas la peine. Je me suis endormi. Le lendemain matin, j’étais étonné de me réveiller encore vivant.
Tout à coup, j’entends un bruit de voix, très loin, mais qui avance. Ce sont deux amoureux qui viennent vers moi. Ils ne m’ont pas vu. Ils s’assoient à trois mètres de moi et commencent à discuter. Ils ont l’air très gentil et je n’ai pas peur d’eux. Je remue un peu. Ils se retournent et m’aperçoivent. Ils voient que je suis blessé. Ils comprennent tout de suite que j’ai soif et que je ne peux presque pas bouger. Ils commencent à me parler gentiment, comme on ne m’a jamais parlé. Le garçon enlève sa veste, la met par terre et me fait signe de me coucher dessous. J’y vais avec peine. Puis tout les deux prennent la veste et me portent doucement. C’est très agréable. Et c’est la première fois de ma vie que l’on fait tellement attention à moi.
Ils m’emmènent dans une maison et me voilà devant un bon feu. J’ai droit à un bon potage bien chaud et beaucoup de gens viennent me regarder.
Dans cette maison, il y a plusieurs enfants, des chats (je n’aime pas beaucoup ces animaux-là) et un autre chien qui n’a pas l’air de m’aimer beaucoup ! En écoutant la conversation, je comprends que Patrick, le garçon qui m’a trouvé dans la forêt, est un marin en permission. Il doit bientôt revenir à Brest où son bateau est prêt à partir. Heureusement, il a décidé de m’emmener avec lui, parce que, après quelques jours, il m’aime bien. Je serai, dit-il, la « mascotte » du bateau.
Après un long voyage en train, nous voici sur le bateau. C’est la première fois que je vois la mer. Elle est extraordinaire. Tous les marins sont gentils avec moi. Ils décident de m’appeler « Mascotte » tout simplement.
Au début, le voyage sur le bateau n’est pas très drôle. J’ai mal au cœur et ça fait rire les marins. Je n’ai pas le pied marin. Mais ils me promettent que ça changera.
Ils ont raison. Au bout de trois jours, fini le mal au cœur ! Le bateau danse sur la mer, mais cela ne me fait plus rien. Je découvre un monde nouveau. Je suis heureux.
La nuit, je dors dans la chambre de Patrick, sous son lit. Je l’entends rêver à voix haute de la jeune fille avec laquelle il doit se marier.
Un soir, la mer est mauvaise et les marins ne sont pas tranquilles. Ils ne pensent même pas à aller se coucher. Mon non plus, je ne suis pas tranquille, je sens que quelque chose de terrible va venir, les chiens devinent ça mieux que les hommes. Certains marins pensent encore à rire. Ils me disent : « Fais attention, Mascotte. Il va faire un temps de chien ! »
Mois d’une heure plus tard, c’est la peur. Le bateau danse sur des vagues, hautes comme des montagnes. La mer fait un bruit terrible. La nuit est noire, et plus aucun marin ne sait quoi faire. Tout à coup, une grosse vague renverse le bateau. Les marins tombent dans la mer et moi avec. J’essaie de nager vers les marins qui appellent au secours. J’en entends qui crie et qui se noie. J’arrive à lui. Il me prend le corps avec les deux mains. Il est lourd. Est-ce que je vais me noyer aussi ? J’ai du mal à me battre contre les vagues mais je réussis à nager. Et j’arrive avec lui, jusqu’au canot de sauvetage. Les autres marins le font monter dans le canot.
Ils veulent aussi me faire monter mais je refuse. D’autres marins se battent encore contre la tempête. Je veux aller vers eux, j’entends leur appel. J’en voix deux. Eux aussi, ils me prennent le corps à deux mains. Mais ils sont trop lourds et nous allons nous noyer tous les trois. Ils ne nagent pas très bien parce qu’ils ont trop peur.
Heureusement, ils reprennent courage. C’est extraordinaire. Nous arrivons au canot. Les voilà dans un endroit sûr.
Je repars. Chose étonnante, je me sens plus heureux que jamais. Je devine que je vais mourir dans cette tempête. Mais après avoir gardé des vaches toute ma vie, voilà que je sauve des vies. C’est une magnifique aventure pour un chien. Je n’arrive plus à me battre contre les vagues. J’ai usé mes forces. J’ai bu beaucoup d’eau. J’oublie où je suis. Je rêve que je suis dans un nuage. Autour de moi, j’entends des voix. Tout mon corps me fait mal. Je n’arrive pas à bouger. Mon corps brûle.
Une main douce se pose sur ma tête. Une voix d’amis me parle. On me donne de l’eau fraîche à boire.
« Allez ! Bois, ça te fera du bien ! » dit la voix.
Je rouvre les yeux. Autour de moi, il y a trois enfants dont une petite fille très jolie qui me fait boire, un homme et une femme. Et deux vieillards qui rient.
« Vous voyez qu’il n’est pas mort ! »
Tout ce monde me regarde comme…une bête bizarre.
« C’est bien le chien dont parle le journal, dit quelqu’un. On va annoncer à la police qu’il est vivant. »
Les hommes comme les chiens ont peur de la police. Mais cette nouvelle aventure ne me fait pas peur. J’en ai trop vu ! Et puis je comprends à leurs voix que ces gens ne me veulent pas du mal. Au contraire, ils parlent de moi comme d’une personne extraordinaire. Cela me redonne envie de vivre.
Un peu plus tard, la maison de pêcheurs, où je suis est rempli par des marins, des photographes, des journalistes. On me photographie. On m’appelle « le Saint-Bernard des mers ». Je n’ai sauvé que trois marins, je le sais bien. Les autres se sont débrouillés tout seuls. Mais les journalistes écrivent que j’ai sauvé tous les marins du bateau.
Et puis une grande joie. Je vois arriver tout à coup Patrick. Il me prend contre lui, il m’embrasse en me disant : « Mascotte ! Mascotte ! Tu as sauvé mes copains. T’es le plus formidable chien du monde »
Pendant une semaine, je n’entends que des choses gentilles. On dit partout que je suis extraordinaire. Patrick vient m’annoncer que le président de la République va me donner une médaille de sauvetage. Pour moi, ce n’est pas une chose très agréable. Je suis un chien de la campagne. Je ne suis pas allé à l’école. Je suis gardien de vaches. Je ne sais ni faire le beau, ni donner la patte.
Patrick m’annonce aussi qu’il va avoir une permission pour se marier. « Tu seras notre témoin, Mascotte. Avec la prime de sauvetage que tu vas recevoir, nous achèterons une maison qui s’appellera Chez Mascotte ».
Pauvre Patrick ! Il oublie que je suis un pauvre chien. J’ai quatorze ans. Je n’aurai peut-être pas le temps de connaître son premier enfant. C’est dommage. La vie commence seulement à être belle pour moi, mais il est trop tard.
En effet, c’est trop beau pour continuer. Patrick apprend que des gens me réclament. Mes anciens maîtres, ceux qui avaient dit que je n’étais bon à rien ! Ils ont vu ma photo dans les journaux. Ils ont compris que j’étais, maintenant, le chien le plus connu dans le monde. Je vaux de l’argent. Alors ils disent qu’ils m’aimaient. Que Patrick est un voleur et qu’il m’a enlevé dans la cour de la maison. Tous les voisins répètent les mêmes choses ; tous me reconnaissent.
La police vient interroger Patrick :
« Où avez-vous trouvé ce chien ?
- Dans une forêt. Il était mourant.
- C’est un mensonge. Il a été volé dans la cour de la maison des Bouard ! »
Patrick, un voleur ! Comment peut-on dire cela ? Ça fait trop, coup sur coup, pour un tranquille gardien de vaches. Les policiers me mettent dans leur camionnette pour me conduire chez les Bouard, ces gens qui ne m’ont jamais aimé.
La seule idée de les retrouver me rend malade !
Là-bas, tout le mode est là pour m’accueillir : le maire, le curé, les journalistes, les enfants des écoles, l’institutrice etc. on vend des cartes postales avec ma photo. Les caméras de télévision sont tournés vers moi.
La musique commence. J’ai droit à la marseillaise. Dans leurs habits du dimanche, les Bouard se sentent presque les rois de la fête !
Le maire prend la parole :
« Cet enfant du pays, cet extraordinaire sauveteur à qui le président de la République remettra bientôt… »
Un journaliste veut interroger Bouard0 il lui pose la première question qui lui vient à l’esprit :
« Comment s’appelait votre chien quand il vivait chez vous ? »
Mon maître ne sait pas quoi répondre.
« Euh… Il n’avait pas de nom. C’était inutile, il venait sans qu’on l’appelle !
- Comment ? Vous avez eu un chien pendant douze ans sans lui donner de nom !
Vous ne deviez pas vous en occuper beaucoup !
- Au contraire. Il avait une belle vie. Il dormait toute la journée au coin du feu. »
Le facteur, qui n’avait jamais reçu le plus petit cadeau chez les Bouard, décide tout à coup de parler.
« C’est faux ! Votre chien n’a jamais eu le droit de mettre une seule patte chez vous. Vous le laissiez mourir de froid quand il faisait un temps à ne pas mettre un chien dehors. »
On commence à discuter de plus en plus fort. Le maire ne sait plus quoi faire. C’est le moment où j’arrive ! Tous les photographes sont là. Ils vont en avoir pour leur argent !
Le père Bouard avance vers moi :
« Viens vite voir papa, Mascotte jolie. »
J’avance lentement. Mes poils se lèvent sur ma peau. On doit voir toutes mes dents. Mes yeux lancent du feu. Les gens s’arrêtent de parler et de bouger. Je continue d’avancer… Mon maître commence à reculer. Il blanchit, il verdit. Il recule toujours.
« Ce chien est devenu fou. Il faut le tuer », crie-t-il.
Tout à coup, je saute sur lui. Il s’en va en courant. Alors, je m’arrête, me couche tranquillement et je regarde les spectateurs d’un air très gentil. Je n’ai presque pas touché mon maître. Mais plus personne, maintenant, ne dira que Patrick est un voleur.
J’habite maintenant la maison Chez Mascotte. Je ne garde pas les vaches mais simplement un petit lit. Patrick a un fils qui s’appelle « François-Mascotte ». Oui, Mascotte, c’est son deuxième prénom. Vous pouvez aller à la mairie : vous verrez que c’est vrai, c’est écrit !
Michel Naudin, Mascotte